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L’absence de réaction de la société, des médias et de la justice quand le prédateur sexuel… est une femme

Témoignage d’un adolescent qui a été “agressé sexuellement” par sa prof de français : “Les adultes qui nous entouraient étaient au courant mais, par chance pour elle, personne ne la dénonça et son mari, à qui elle disait tout, resta à ses côtés.”

Attention cet article pourrait copieusement heurter la sensibilité des macronistes

J’ai été remué en profondeur par le témoignage de Vanessa Springora. Déjà parce que je fus dans ma jeunesse un lecteur de Gabriel Matzneff. Et puis, bien davantage, parce que j’ai vécu une expérience sinon identique, du moins comparable à la sienne : mon initiation amoureuse et sexuelle, alors que j’étais mineur, par une personne adulte. À cette différence près : mon « prédateur » était une prédatrice.

C’était l’année 1973, j’étais dans ma quinzième année, un gamin sans la moindre expérience de la sexualité. Mme B. était mon professeur de français et de latin dans un collège de la vallée de Chevreuse. Elle manifesta une première fois son intérêt pour moi en me retenant le soir, après les cours, dans la salle des professeurs. Elle ne comprenait pas que je puisse écrire des « rédactions d’adulte » alors que j’étais incapable d’ouvrir la bouche en classe. Elle se proposa donc de m’aider à m’« améliorer ». Elle animait aussi le « club théâtre » du collège. Après nos répétitions, elle me raccompagnait seul en voiture chez moi. Elle m’interrogeait sur mes goûts, mes lectures, mes opinions politiques. Je me sentais distingué par elle.

Après mon entrée au lycée, je continuai à la fréquenter. Avec mes camarades, nous nous retrouvions, cette fois dans son appartement, pour y répéter une nouvelle pièce de théâtre. Elle vivait là avec son mari et son petit garçon, dont nous fîmes la connaissance. Une fois les autres partis, Mme B. me retenait encore et nous nous retrouvions seul à seul. Elle suggéra un après-midi que nous « fassions l’amour ». Je n’avais encore jamais embrassé une fille et, malgré l’approche de mes quinze ans, j’étais incapable d’éjaculer. Les baisers et caresses de Mme B me firent ressentir de l’excitation (à quatorze ans, ce n’est pas trop difficile). Elle étala un matelas dans son salon, me fit me déshabiller et coucher sur elle et me guida pour que je la pénètre. Ce fut d’abord pour moi une épreuve déconcertante. Cependant, assez vite, je me laissai emporter par cette vague folle qu’elle avait soulevée en moi, source à la fois de désir et de dégoût. Être ainsi initié par une adulte rebelle me faisait éprouver un sentiment vertigineux de supériorité sur mes camarades.

J’ai ainsi vécu pendant près d’un an une forme d’emprise : celle exercée par une adulte de trente-deux ans sur le garçon de tout juste quinze ans que j’étais. Avec Mme B, qui se disait maoïste, je parlais politique, écologie, musique, théâtre, cinéma. Sur de nombreux sujets, elle m’expliquait ce qu’il fallait penser et ne pas penser. Le milieu éclairé, permissif et bienveillant dans lequel j’évoluais rendait cette relation possible. Mme B. n’appartenait pas à une élite privilégiée, elle ne bénéficiait d’aucune sorte de complaisance et n’était protégée par nulle conspiration du silence. Je savais bien que ce qu’elle faisait avec moi était interdit et devait rester secret. Elle m’expliquait d’ailleurs qu’elle risquait la prison et qu’alors elle se suiciderait comme Gabrielle Russier, un professeur qui avait vécu une passion partagée pour un de ses élèves. Les adultes qui nous entouraient étaient au courant mais, par chance pour elle, personne ne la dénonça et son mari, à qui elle disait tout, resta à ses côtés.

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Mon expérience propre me permet d’apporter sur cette question un autre éclairage. Oui, dans ces relations inégales, un adulte, homme ou femme, en position d’autorité exerce puissance et domination sur un ou une adolescent(e) soumis(e) à son emprise. Ainsi ai-je obéi à l’injonction de « faire l’amour » parce qu’elle émanait d’une femme à la brillante aura dont je respectais l’enseignement hors du collège. Sans doute imaginais-je que sur toutes les questions importantes, dont ma sexualité, elle possédait des lumières que je n’avais pas. Chacun est conscient qu’à quatorze ans, fille ou garçon, nul ne sait ce qu’il veut, peut ou doit tolérer en matière de sexualité. Certains adultes peuvent tomber amoureux de cet âge trouble qui les renvoie, peut-être, à quelque chose qui, en eux, est resté irrésolu. De l’autre côté, quand on est ainsi regardé et élu, il y a quelque chose d’irrésistible à suivre un ou une adulte charismatique qui vous met au cœur de sa vie et fait de vous un dieu ou une déesse.

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Adolescente, Vanessa Springora s’est laissé entraîner dans une passion réciproque. Quant à moi, je n’ai été que le réceptacle passif et complaisant de la folie amoureuse de Mme B. Même si elle m’a fait vivre des sensations intenses et initié à la volupté, je n’ai pas pu, su ou voulu lui rendre cet amour. Tout le temps que j’ai vécu cette relation, je me suis placé, moralement, à distance, au point de me sentir comme étranger à moi-même. C’est bien sûr une différence de taille.

On parle de la violence sexuelle et physique des « prédateurs », à laquelle j’ajoute, par mon exemple, celle des « prédatrices ». Elle a le plus souvent pour origine une autre forme de violence qu’étrangement on écarte de ces débats : la passion amoureuse, ce raz-de-marée qui détruit tout sur son passage. Dans nos sociétés qui fustigent tout ce qui est immoral, l’amour demeure une valeur positive dont chacun n’est censé penser que du bien alors qu’il provoque des ravages effrayants. Si j’ai lu avec une certaine fascination maladive Gabriel Matzneff, c’est parce qu’il a placé l’obsession amoureuse, dans son cas, pathologique, au cœur de ses écrits avec un accent de vérité qui ne trompait pas. Il m’a enseigné, avant que je vive moi-même des passions, quel être au mieux ridicule, au pire destructeur, celles-ci peuvent faire de vous.

L’emprise d’un adulte sur un adolescent ou une adolescente est sans doute une chose bien trouble à laquelle, heureusement, la loi fixe des limites. Quant à moi, qui ne suis ni juge ni justicier, et encore moins confesseur, je ne suis jamais arrivé, question sans doute de caractère, à me mettre dans la position de « pardonner » ou « ne pas pardonner ». Ce n’est pas comme si j’avais été victime d’une conductrice alcoolique qui m’aurait écrasé en grillant un feu rouge. J’éprouve aujourd’hui de la compassion pour l’amour enragé de Mme B., qui, je m’empresse de le souligner, n’était en rien une prédatrice « en série ». Sa passion pour moi fut unique et exclusive.

[…]

Je plains la femme qu’a été Mme B. en même temps que, par ces lignes, je tiens à lui exprimer une forme de reconnaissance. Elle m’a fait comprendre dès mes quinze ans, en transgressant un interdit, que la passion amoureuse est un feu dévorant où la beauté, la joie, la violence, la laideur et la souffrance se mêlent de façon inextricable. Et que ce qui est mal et fait honte peut aussi devenir ce qui donne et redonne éternellement le goût de vivre.

Extrait du Point

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