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Je selfie, donc je suis : la masturbation mentale à l’ère du virtuel

homme selfie hipster

Je selfie donc je suis? C’est la question qu’Elsa Godart, philosophe et psychanalyste, se pose dans son dernier livre.


Vous dites que la frontière entre la réalité et le virtuel est brouillée. “Le virtuel vient agrandir la réalité, l’enrichir et avant tout la modifier.” Vous pensez qu’un jour le virtuel prendra complètement le pas sur la réalité ?
À la fin du livre, je dis qu’il y aura toujours quelque chose du sujet qui demeurera. On ne pourra jamais se priver du goût de l’autre, de l’odeur de l’autre, du charnel, du sensible. Le virtuel n’a de sens que dans la réalité. On aura toujours à un moment donné envie de traverser les écrans.

Le portable nous pousse à la solitude, à l’incompréhension puisque par écrit, on est souvent mal compris, à l’impolitesse puisqu’on se permet d’arriver en retard en envoyant un simple SMS pour avertir celui qui nous attend déjà. Après la lecture de votre livre, on a presque envie de jeter notre smartphone à l’eau.
On a perdu certaines habitudes pour en obtenir d’autres. Il ne faut pas dire jetons nos portables à l’eau mais il faut dire: ayons un usage de nos portables qui conserve du sens, qui conserve notre liberté. On a une responsabilité face à ce virtuel: qu’est-ce qu’on en fait ?

Le selfie, on le fait souvent seul. Parmi toutes les interprétations qu’on peut faire de ce selfie, vous dites que c’est un acte de solitude. Parce qu’on se prend en photo seul comme si personne ne pouvait le faire à notre place.
Exactement. On peut être entre amis et ça peut être un moment de partage. Mais quand on est seul, c’est autre chose. Avant quand on était devant la Tour Eiffel avec notre vieux Kodak, on interpellait un passant pour qu’il nous prenne en photo. On n’avait pas peur qu’il se barre avec notre appareil photo jetable. Aujourd’hui, avec un appareil à 700 ou 800 euros, on n’a pas tellement envie de le confier à n’importe qui au risque de se le faire voler. Vu que la technologie nous le permet, c’est aussi simple de le faire soi-même. Parfois, on a envie de retenir des émotions comme si le selfie était un réservoir, une boîte dans laquelle ranger nos affects à un moment donné. Donc souvent, on est seul pour prendre la photo et ça renvoie à un sentiment de solitude dans une société qui se veut hyper communicante.



Vous notez que, selon des études, que plus on fait de selfies, moins on fait l’amour.
Et encore, je n’ai pas tout mis à ce sujet. Je ne prends pas ça au sérieux mais n’empêche, c’est logique. Quand on interrompt le réel pour prendre une photo, on bascule dans un autre monde. À ce moment-là, je me soustrais du réel pour pouvoir le photographier. Me prendre en photo, c’est du temps que je ne donne ni à ma relation avec l’autre, ni à ma relation au monde.

Vous parlez d’ailleurs du site BeautifulAgony où les gens se photographient en plein orgasme…
Oui, c’est incroyable. Il y a un côté voyeuriste et absurde. Imaginez: on fait l’amour seul et on préfère créer virtuellement la présence de l’autre en postant une photo de notre jouissance plutôt que de faire l’amour à deux en chair et en os. On recompose l’altérité de façon virtuelle. On partage ce qu’on donne normalement à l’autre dans une intimité extrême. On ne se voit jamais en train de jouir sauf devant un miroir et quand bien même, quand on s’abandonne à la jouissance, on s’oublie. La jouissance, c’est un oubli de soi. Là, il y a une sorte de jouissance à soi-même. Parce que l’onanisme, c’est ça: je me fais l’amour à moi-même. Ici, en même temps, je me regarde en train de jouir. C’est assez étrange. Sans oublier que je m’interromps dans ma jouissance parce que je prends une photo…

Extrait de 7sur7.be

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