Professeur de droit et de philosophie politique aux USA, auteur de « La Société d’exposition », publié tout récemment dans sa version française chez Seuil, Bernard E. Harcourt, met en évidence à quel point le désir permanent d’exposition de soi sur internet permet une surveillance beaucoup plus aboutie que les systèmes reposant sur la contrainte.
Le livre montre comment les technologies exploitent notre désir illimité d’accéder à tout et sans attendre, au risque de la surveillance généralisée ; il invite à la désobéissance et à la résistance.
Nous ne vivons plus dans des sociétés de contrôle, mais dans des sociétés d’exposition qui transforment nos désirs. Nous nous assujettissons librement à nos téléphones, à nos tablettes, à nos ordinateurs, et contribuons ainsi à notre propre surveillance.
Le livre du juriste et philosophe américain Bernard E. Harcourt, dont la traduction française vient d’être publiée au Seuil, s’inscrit dans la tradition des surveillance studies. Il s’agit de comprendre comment fonctionne le numérique, de déjouer ses tendances totalitaires, et ce afin de lui résister.
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Le concept de société d’exposition
Le numérique nous procure une stimulation permanente, via les notifications, nous pousse à nous connecter et nous entraîne dans des agencements : nous nous couplons sans cesse à des machines, notre téléphone ou un réseau social, y trouvant plaisir et dépendance. Le phénomène numérique est caractérisé par le désir qu’il suscite et des mécanismes de contagion émotionnelle qui font que nous sommes heureux lorsque nous lisons de bonnes nouvelles sur Facebook. La référence littéraire la plus pertinente pour décrire notre dépendance à internet serait, selon l’auteur, le Soma, hallucinogène décrit par A. Huxley dans Le Meilleur des mondes.
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B. E. Harcourt caractérise l’ère numérique comme une nouvelle ère : une nouvelle forme de rationalité caractérisée par le modèle de la correspondance numérique ou Doppelgänger (terme qui signifie le double, en allemand, avec une connotation maléfique). Chacun s’exhibe et observe les autres, chacun est à la fois meneur et suiveur. Les techniques de recommandation développées sur internet pour suggérer à chacun des vidéos, par exemple, reposent sur l’idée d’un double numérique. On suppose que des schémas de fréquentation similaires sur internet, incluant l’heure ou la date de la connexion, reposent sur des goûts identiques. À partir de là, on cherche la correspondance parfaite et la prévision juste.
Par ailleurs, l’ère numérique produit une « nouvelle forme de valeur » : chacun contribue à sa surveillance, autorisant la publicité gratuite et créant ainsi une « valeur ajoutée ». Plusieurs critères permettent de caractériser la société d’exposition : une nouvelle forme de transparence, s’accommodant d’une déformation voulue de l’image qu’on donne de soi ; une séduction omniprésente ; une opacité relative, qui tente à faire oublier à chacun qu’il est la cible de publicités ; une authenticité virtuelle qui transforme chacun en biographe de lui-même. Enfin, une nouvelle forme de confessionnalité, permanente, mais plus légère car nous permettant d’exhiber sur les réseaux sociaux le moi idéal que nous aimerions être.
De la surveillance à l’exposition
Un des intérêts de l’ouvrage réside dans la distance que l’auteur prend avec l’idée de société de surveillance. B. E. Harcourt convoque, en effet, pour les récuser, plusieurs références que l’ère numérique semble appeler naturellement. La première est la surveillance décrite dans 1984 : si Orwell voit juste quant au développement de l’omniscience de l’État, son erreur, selon l’auteur, est de ne pas avoir vu que l’on discipline plus facilement les êtres humains en les prenant au piège de leurs passions qu’en essayant d’éradiquer le désir, comme tente de le faire Big Brother. Internet nous procure du plaisir, loin de la morosité du monde décrit par Orwell. Le deuxième modèle récusé est celui de l’État de surveillance, développé par le juriste américain Jack Balkin. Certes, la surveillance étatique est colossale et la N.S.A., l’agence de renseignement américaine, emploie l’équivalent d’une ville de 30 000 habitants. Mais si certains programmes comme Xkeyscore permettent à chacun d’accéder aux données d’un usager d’internet, la surveillance qui en découle n’est pas le fait de l’État seul, mais d’une concentration oligarchique réunissant le renseignement, la Silicon Valley, les entreprises de télécommunication, les réseaux sociaux, entre autres, dans une coopération globale (avec des intérêts communs : contrer l’espionnage d’entreprises étrangères par exemple). L’auteur rappelle quelques données instructives sur la manière dont la N.S.A. investit jusqu’à 70 % de son budget dans des entreprises privées.
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Inédite dans son fonctionnement, la société d’exposition n’est pas en rupture totale avec les modèles anciens pour autant : le pouvoir régalien utilise les drones pour des assassinats, la visibilité est recherchée par les usagers d’internet qui utilisent les réseaux comme une arène.
Une résistance à inventer
L’autre intérêt de l’ouvrage est la réflexion menée sur la subjectivité. L’auteur montre comment l’ère numérique s’accompagne d’un déclin de l’humanisme et des valeurs comme la vie privée, l’autonomie ou encore la confidentialité. La vie privée n’est plus un besoin, comme le théorise Hannah Arendt, mais quelque chose que l’on monnaye.
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La démocratie paraît bien faible pour affronter les problèmes du numérique. Tout d’abord, dans la pratique, la démocratie s’accommode très naturellement d’une forme de passivité. Pour le montrer, B. E. Harcourt s’appuie sur la notion de « despotisme démocratique » développée par Tocqueville dans De la Démocratie en Amérique : le despotisme prend parfois des figures bienveillantes, en apparence, notamment lorsque l’État prétend être l’agent du bonheur des citoyens et les infantilise ; “il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs” écrit Tocqueville, les transformant en moutons. Notre abandon de toute forme de résistance devant la capacité d’internet à capter notre attention et notre confiance prendrait appui sur cette tentation de la passivité propre à tout citoyen en démocratie, qui rend la surveillance acceptable.