Comme de nombreux enseignants, Raphaël a décidé, à contre-cœur, de claquer la porte de l’Éducation nationale.
Comment l’Éducation nationale m’a dégoûté de mon métier de professeur
J’enseigne depuis 13 ans. Je n’ai pas toujours travaillé pour l’Éducation nationale et c’est tant mieux, car j’aurais sûrement enseigné beaucoup moins longtemps si j’avais eu le chemin classique de l’étudiant ayant eu son concours à 24 ans au sortir du master. L’institution m’aurait rapidement dégoûté du métier. J’ai commencé à enseigner en Amérique latine où j’ai fait la majeure partie de mes études supérieures jusqu’en doctorat. J’ai surtout donné des cours à l’université au département de lettres modernes, dans différents lycées français et ensuite en France à partir de 2014 dans une école hors contrat dédiée à des élèves handicapés. J’ai toujours été bien noté par mes supérieurs et j’ai toujours eu de bons rapports avec mes classes où l’ambiance était propice au travail. J’adorais mon métier.
En juillet 2018, j’obtins le concours dès la première tentative pour devenir professeur d’espagnol dans l’Éducation nationale après plusieurs mois de préparation en plus de mon travail. Je découvris aussi que mon nom était très bien classé, ce qui était pour moi la récompense d’un travail personnel intense nécessaire à la réussite. En septembre, j’intégrai l’ESPE (institut national supérieur du professorat et de l’éducation), école censée former les nouveaux professeurs. Parallèlement, j’étais en stage huit heures par semaine dans « un lycée calme d’une banlieue privilégiée ».
Rapidement, je m’aperçus que je n’apprenais rien à l’ESPE, que l’on nous traitait en nous infantilisant, que leurs théories étaient fumeuses, que leurs conseils étaient inapplicables, que les formatrices (je parle au féminin, car elles étaient toutes des femmes) n’avaient plus aucun contact avec le réel, que l’on nous culpabilisait et même que l’on nous dégoûtait du métier. Je m’aperçus aussi que certains des collègues n’avaient pas un bon niveau en espagnol, une absence totale de culture, mais une préoccupation importante pour des questions du bien-être des élèves, d’écologie, d’écriture inclusive, d’inclusion, de vivre ensemble… en somme, des questions hors sujet comme je le pensais naïvement.
Les savoirs que l’on devait enseigner étaient très mal vus ; d’ailleurs, on nous le dit dès le premier jour : « Vous êtes là pour éduquer, vous n’avez rien à transmettre ». On nous apprenait à corriger des copies sans enlever de point. Il nous était interdit de faire de la grammaire, de la conjugaison, de traduire des mots et de faire apprendre du vocabulaire en classe : « L’élève doit deviner par lui-même » ; « Le professeur est un chef d’orchestre, il doit mimer sans rien dire ». C’est ainsi que par la suite, je verrai ma tutrice mimer tout le contenu de son cours, attendant miraculeusement la conjugaison d’un verbe ou le sens d’un mot. Les élèves ne devinaient évidemment rien du tout et n’apprenaient au final pas grand-chose. « Ne pas rire, ne pas pleurer, comprendre », écrivait Spinoza. Je m’aperçus que le niveau général était catastrophique, l’ignorance profonde et que le français, langue maternelle de la très grande majorité de mes élèves, n’était pas maîtrisé : absence de syntaxe et vocabulaire réduit comme peau de chagrin.
Pendant les cours, les bavardages étaient permanents, les portables interdits ouvertement consultés et les retards acceptés tout comme les absences. Je notais aussi un comportement agressif, insolent de beaucoup d’élèves qui ne supportaient aucune critique, sans compter les tenues vulgaires et les attitudes outrancières de certaines jeunes filles gavées de télé-réalité qui n’étaient visiblement plus au lycée pour travailler.
Je me rendis compte très vite des pressions exercées sur les professeurs pour modifier une note jugée insuffisante par l’élève, par ses parents et même parfois par le professeur principal. Il était souvent exigé des notes entre 14 et 18 sur 20 pour un travail qui en méritait à peine 7 ou 8 parce que « machine veut faire médecine et machin veut faire Sciences Po ». Le professeur qui s’opposait à cette mascarade était alors accusé directement ou indirectement de vouloir gâcher l’avenir de ses élèves et menacé ensuite par la direction s’il persistait. Ces notes gonflées artificiellement comme des ballons à l’hélium entraînaient une réussite au bac quasi unanime grâce au contrôle continu (94 % pour l’année 2021) et, dans la foulée, une véritable flopée de mentions. Les moyennes générales très élevées des classes dans toutes les matières culpabilisaient, marginalisaient et isolaient les professeurs qui osaient mettre les vraies notes sur des copies indigentes devenues très majoritaires. Le zéro d’autrefois était bien sûr officieusement interdit. Pendant l’année, je constatai aussi à mon insu les changements d’appréciation sur les bulletins qui ne pouvaient être que « positives » ou « bienveillantes » : une main « bienveillante » et inconnue avait donc changé mes remarques pour mon plus grand bien et celui des élèves.
Le mot « bienveillance » hantait toute la journée les couloirs, la salle des professeurs, la direction, les parents et bien sûr la bouche des formatrices de l’ESPE. Ce mot répété à l’envi me fait aujourd’hui horreur. La bienveillance, concept à la base chrétien, est en réalité, dans le catalogue lexical de lâcheté de l’éducation nationale, de la complaisance : dire oui à tout, se coucher, s’aplatir et même disparaître devant le client roi, l’élève et ses parents.
Beaucoup de collègues stagiaires, dépassés par leurs classes, criaient à l’aide chaque mercredi après-midi entre les murs de l’ESPE. Réponses des formatrices : « bienveillance », « mettre un élève à la porte est l’échec du professeur », « on ne doit pas punir un élève, mais parler pour désamorcer le problème », « il faut encourager l’élève, lui dire qu’il est capable », « posez-vous la question si votre cours a été suffisamment préparé, car si l’élève bavarde c’est que votre cours l’ennuie » ; fadaises que l’on n’appelait pas encore le « pas de vague ». Beaucoup, dont moi-même, iront d’office pendant deux jours au stage « Ma classe apaisée » au rectorat pour écouter les grosses ficelles psychotechniques bidons de deux formatrices bien idéologisées afin de ne surtout pas appliquer la loi à l’élève, car « c’est au professeur à se remettre en question. »
On nous proposa par la suite des « visites conseil » pour nous apprendre en réalité à nous aplatir davantage. Véritable visite inquisitoriale, le tuteur du stagiaire est convoqué avec un formateur (en réalité collègue d’un autre établissement) afin d’observer le cours du professeur nouvellement recruté. Je n’aurais le droit qu’à une seule visite, heureusement.
Professionnel, sérieux, je prépare à fond mon cours pour le jour de la visite, mais je comprends très vite (et j’en aurais la confirmation lors de l’entretien qui suivit) que le contenu de mon cours n’intéressait pas le collègue observateur. Son attention portait sur comment je tenais ma classe. Mes élèves, soucieux de bien faire, s’étaient vraiment très bien comportés pendant le cours, les critiques devant s’orienter plutôt vers un niveau déplorable pour une classe de terminale censée avoir fait de l’espagnol depuis 6 ans ce qui, évidemment, aurait remis en cause le système qui les avait menés jusque-là. Le collègue qui jouait à l’inspecteur m’accusa le plus sérieusement du monde d’avoir dressé les élèves comme des animaux, de les avoir manipulés pour qu’ils se tiennent bien. En fait, je me rendis compte que j’étais dans un système délirant sorti tout droit du Procès de Kafka : si les élèves étaient agités, c’est parce que je manquais d’autorité et si les élèves étaient calmes et travaillaient c’est parce que j’étais un dictateur. J’étais donc pris au piège et argumenter aurait joué en ma défaveur. Ma tutrice approuva et ne chercha jamais à me défendre. Je restai silencieux. Les syndicats appelés au secours chaque année sont impuissants face à ces méthodes qu’ils connaissent bien.
L’autorité, pour l’Éducation nationale, est un mot grossier qui est volontairement confondu avec autoritarisme. La peur, la lâcheté de l’administration font que non seulement le professeur est abandonné à son propre sort en cas de conflit avec un élève ou avec un parent, mais en plus, il sera sacrifié afin de ne pas faire de vague. En réalité, l‘Éducation nationale et l’État ont peur parce qu’ils sont faibles.
La sanction aussi est un autre mot tabou. La direction a pour habitude de se débarrasser facilement de l’élève insolent ou violent en l’envoyant chez lui avec du travail que, bien sûr, chaque professeur doit fournir en plus de ses cours. Travail qui n’est jamais fait ou si peu. Le renvoi de l’établissement est devenu aujourd’hui tellement banal qu’il est considéré comme des jours de vacances supplémentaires par les élèves. On prendra soin de ne pas l’indiquer dans leurs dossiers (là encore sur pression des parents) afin de ne pas gêner leur future orientation et leur avenir professionnel lors de l’inscription à Parcoursup. Quand l’exclusion se passe au collège, la chose est encore plus simple puisque toute trace de celle-ci est retirée d’office du dossier une fois l’élève arrivé à la fin de la classe de troisième.
Les heures de colle, hantises d’autrefois, ne sont plus faites. Bien souvent, le parent en disconvient et celles-ci sont supprimées par le professeur parce qu’il sait qu’il ne sera pas soutenu par sa hiérarchie et évite ainsi les problèmes. Les élèves exclus des cours sont ramenés au professeur par la direction sous divers prétextes comme « il n’y a pas de surveillant disponible » ou plus cyniquement « parce qu’on ne peut pas exclure un élève comme ça, ça ne se fait pas ».
Enfin, le rapport écrit lorsqu’il y a « un incident. » Véritable machine à broyer qui met d’entrée la parole du professeur en doute et dont je subirais comme tout bon professeur honnête, le sinistre retour de bâton. Les mots ayant un sens différent dans l’éducation nationale par rapport au dictionnaire ou au reste de la société, il faut comprendre agression verbale ou physique lorsque l’on parle « d’incident » ou même « d’événement ».
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La décapitation en octobre 2020 de notre collègue Samuel Paty à la sortie de son collège, abandonné lâchement par ses supérieurs et certains de ses collègues ne changea rien au sort quotidien des autres professeurs pendant les jours et les mois qui suivirent. L’institution continue aujourd’hui encore de s’en laver les mains et n’hésitera pas à rappeler au professeur son manque d’autorité en cas de problème dans sa classe avec ses élèves, le menaçant d’un stage bidon à l’autre bout de l’académie, d’appeler l’inspecteur si la situation perdure, et ne se gênant surement pas pour faire en douce un rapport sur lui au rectorat à classer dans son dossier, pour plus tard, lorsqu’il demandera par exemple une mutation ou un poste à l’étranger.
En septembre 2019, lors de ma titularisation, certains de mes collègues stagiaires ont redoublé leur année, d’autres furent licenciés. Je ne les ai jamais revus. J’appris qu’une collègue brillante que j’aimais beaucoup — arrivée première à l’agrégation d’espagnol — donna sa démission et partit en Amérique latine. Elle comprit rapidement le système et mit les voiles vers d’autres horizons.
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Ma matière, comme toutes les autres, est une simple activité qui occupe, mais ne transmet plus rien. Les établissements ne sont que des garderies avec des professeurs transformés en animateurs ce qui contribue à leur mépris et à leur précarisation chaque année plus grande. Non seulement les places au concours de recrutement des professeurs diminuent drastiquement d’année en année, mais on peut aussi de ce fait s’interroger sur la volonté ou sur la capacité d’avoir des professeurs compétents : en 2019, l’année du Covid-19, les candidats au CAPES ont été directement recrutés à l’écrit en mars lors des premières épreuves et n’ont pas passé les oraux. Outre l’injustice par rapport à leurs collègues qui ont toujours passé les écrits et les oraux, j’ai pu voir dans mon lycée une collègue stagiaire d’espagnol issue de cette promotion — stagiaire qui ne fut ni mon amie ni mon ennemie — totalement incapable de suivre une conversation courante et triviale dans la langue qu’elle était censée enseigner. Elle fut quand même titularisée.