Traduction des témoignages de deux médecins de Bergame.
I. Une situation dramatique, bien loin des grippes saisonnières, par le docteur Daniele Macchini
Source : Daniele Macchini, Corriere della Sera, 07-03-2020
Nous publions le témoignage sur les réseaux sociaux de Daniele Macchini, médecin de la clinique Humanitas Gavazzeni à Bergame, [NdT : Lombardie, Italie]. Un témoignage important sur l’étendue réelle du coronavirus et sur les médecins dans les tranchées qui font face à l’urgence.
La guerre a littéralement éclaté et les batailles sont ininterrompues jour et nuit. L’un après l’autre, les pauvres malheureux se présentent aux urgences. Ils ont tout, sauf des complications d’une grippe saisonnière. Arrêtons de dire que c’est une mauvaise grippe.
Au cours de ces deux années, j’ai appris que les habitants de Bergame ne viennent pas aux urgences pour rien. Ils se sont bien comportés cette fois encore. Ils ont suivi toutes les indications données : une semaine ou dix jours à la maison avec de la fièvre sans sortir et sans risquer de contagion, mais maintenant ils n’en peuvent plus. Ils ne respirent pas assez, ils ont besoin d’oxygène.
Les thérapies médicamenteuses pour ce virus sont rares. L’évolution de la maladie dépend principalement de notre organisme. Nous espérons principalement que notre corps éradiquera le virus de lui-même, avouons-le. Les thérapies antivirales sont expérimentales sur ce virus et nous apprenons son comportement jour après jour. Rester à la maison jusqu’à l’aggravation des symptômes ne change pas le pronostic de la maladie.
Mais aujourd’hui, le besoin de lits se fait sentir dans toute son intensité dramatique. L’un après l’autre, les services vidés se remplissent à un rythme impressionnant. Les panneaux d’affichage avec les noms des patients, de différentes couleurs en fonction du bloc opératoire auquel ils appartiennent, sont désormais tous rouges et au lieu de l’opération chirurgicale, il y a le diagnostic, qui est toujours le même : pneumonie interstitielle bilatérale. Maintenant, dites-moi quel virus grippal provoque une tragédie aussi rapide.
Car c’est là que réside la différence (je vais parler un peu technique) : dans la grippe classique, outre le fait qu’elle infecte beaucoup moins de personnes en plusieurs mois, les cas compliqués sont moins fréquents ; ils surviennent uniquement lorsque le virus, en détruisant les barrières protectrices de nos voies respiratoires, permet aux bactéries résidant normalement dans les voies respiratoires supérieures d’envahir les bronches et les poumons, provoquant des cas plus graves. Le Covid-19 provoque une grippe banale chez de nombreux jeunes, mais chez de nombreuses personnes âgées (et pas seulement) un véritable SRAS [NdT : Syndrome Respiratoire Aigu Sévère], car il arrive directement dans les alvéoles des poumons et les infecte, les rendant incapables de remplir leur fonction. L’insuffisance respiratoire qui en résulte est souvent grave et après quelques jours d’hospitalisation, le simple oxygène qui peut être administré dans un service [hospitalier] peut ne pas suffire.
Pardonnez-moi, mais cela ne me rassure pas en tant que médecin que les patients les plus gravement atteints sont principalement des personnes âgées avec d’autres pathologies. La population âgée est la plus importante dans notre pays et il est difficile de trouver une personne de plus de 65 ans qui ne prend pas au moins un comprimé contre l’hypertension artérielle ou le diabète.
Je vous assure également que lorsque vous voyez des jeunes qui se retrouvent en soins intensifs, intubés, ou pire, en ECMO (Oxygénation par membrane extra-corporelle : une machine pour le pire des cas, qui extrait le sang, le ré-oxygène et le renvoie au corps, en attendant que l’organisme, si tout va bien, guérisse les poumons), toute cette tranquillité d’esprit en raison de votre jeune âge s’évanouit. Et bien qu’il y ait encore des gens sur les réseaux sociaux qui se vantent de ne pas avoir peur en ignorant les indications, pour protester que leurs habitudes de vie normales sont mises « temporairement » en crise, la catastrophe épidémiologique se déroule. Et il n’y a plus de chirurgiens, d’urologues, d’orthopédistes, nous ne sommes que des médecins qui font soudain partie d’une seule équipe pour faire face à ce tsunami qui nous a submergés.
Les cas se multiplient, nous arrivons au rythme de 15-20 hospitalisations par jour toutes pour la même raison. Les résultats des prélèvements se succèdent désormais : positifs, positifs, positifs. Soudain, la salle des urgences est dans le chaos. Des consignes d’urgence sont émises : de l’aide est nécessaire dans la salle d’urgence. Une réunion rapide pour apprendre comment fonctionne le logiciel de gestion des urgences et quelques minutes plus tard, je suis déjà en bas, à côté des guerriers, sur le front de la guerre.
L’écran du PC avec les motifs d’accès est toujours le même : fièvre et difficultés respiratoires, fièvre et toux, insuffisance respiratoire, etc… Examens, radiologie toujours avec la même phrase : pneumonie interstitielle bilatérale. Tous doivent être hospitalisés. Une personne est déjà à intuber et part en soins intensifs. Pour d’autres, cependant, il est trop tard. L’unité de soins intensifs finit saturée, et là où l’unité de soins intensifs se termine, d’autres sont créés. Chaque appareil respiratoire devient comme de l’or. Les salles d’opération qui ont maintenant suspendu leur activité non urgente deviennent des lieux de soins intensifs qui n’existaient pas auparavant.
J’ai trouvé incroyable (ou du moins je peux parler pour Humanitas Gavazzeni où je travaille) la façon dont nous avons pu mettre en œuvre en si peu de temps un déploiement et une réorganisation des ressources aussi bien ajustés pour nous préparer à une catastrophe d’une telle ampleur. Et chaque réorganisation des lits, des services, du personnel, des équipes et des tâches est constamment revue jour après jour pour essayer de tout donner et même plus. Ces services qui semblaient auparavant fantomatiques sont maintenant saturés, prêts à essayer de donner le meilleur pour les malades, mais ils sont épuisés. Le personnel est épuisé. J’ai vu de la fatigue sur des visages qui ne savaient en réalité pas ce que c’était vraiment malgré la charge de travail déjà épuisante qu’ils avaient. J’ai vu des gens s’arrêter au-delà de leurs heures habituelles de travail, faisant des heures supplémentaires désormais habituelles. J’ai vu de la solidarité de nous tous, qui n’avons jamais manqué d’aller voir nos collègues internistes pour leur demander « que puis-je faire pour vous maintenant? » ou « laissez ce patient, je m’en occupe. » Les médecins qui déplacent les lits et transfèrent les patients, qui administrent des thérapies à la place des infirmières. Des infirmières qui ont les larmes aux yeux, car nous ne pouvons pas sauver tout le monde et les paramètres vitaux de plusieurs patients révèlent en même temps un destin déjà scellé. Il n’y a plus de quarts de travail, d’horaires.
La vie sociale est suspendue pour nous. Je suis séparé depuis quelques mois, et je vous assure que j’ai toujours fait tout mon possible pour voir constamment mon fils, même les jours de tour de nuit, sans dormir, en renvoyant le sommeil au moment où je suis sans lui, mais cela fait près de deux semaines que, volontairement, je ne vois ni mon fils ni les membres de ma famille de peur de les contaminer et qu’ils contaminent à leur tour une grand-mère âgée ou des proches avec d’autres problèmes de santé. Je me contente de quelques photos de mon fils que je regarde entre les larmes, et de quelques appels vidéo.
Veuillez partager ce message. Nous devons passer le mot pour éviter que ce qui se passe ici ne se produise dans toute l’Italie ».
Source : Daniele Macchini, Corriere della Sera, 07-03-2020
II. « Dans les hôpitaux, nous sommes comme en guerre. Je dis à tout le monde : restez chez vous », par le docteur Christian Salaroli
Source : Christian Salaroli, Corriere della Sera, 09-03-2020
Christian Salaroli, anesthésiste réanimateur à Bergame : « On décide en fonction de l’âge et des conditions de santé. Certains d’entre nous [médecins], que l’on soit chef de service ou nouveau venu, en sortent broyés… Restez à la maison. Je vois trop de gens dans la rue ».
« Dans les urgences, une grande salle de vingt lits a été ouverte, qui n’est utilisée que pour les événements de masse. Nous l’appelons Pemaf, acronyme pour Plan d’urgence pour le maxi-afflux. C’est là que l’on fait le triage, ou plutôt le choix [de poursuivre le traitement] ».
Ce n’est pas une conversation facile, celle avec Christian Salaroli, 48 ans, marié, deux enfants, responsable médical, anesthésiste et réanimateur de l’hôpital du Pape Jean XXIII à Bergame, l’un des plus demandés de ces dernières semaines, à seulement sept kilomètres du foyer de contagion d’Alzano Lombardo, l’un des plus mystérieux et des plus persistants de cette épidémie.
« On décide en fonction de l’âge, et de l’état de santé. Comme dans toutes les situations de guerre. Ce n’est pas moi qui le dis, mais les manuels avec lesquels nous avons étudié ».
C’est donc vrai ?
Bien sûr que oui. Seuls les femmes et les hommes atteints de pneumonie Covid-19, souffrant d’une insuffisance respiratoire, sont autorisés dans ces lits. Les autres retournent à la maison.
Que se passe-t-il ensuite ?
Nous les mettons sous ventilation non invasive, qui est appelée Niv. La première étape, c’est ça.
Et les autres étapes ?
J’en viens au plus important. Tôt le matin, avec les soignants des urgences, le réanimateur passe. Son avis est très important.
Pourquoi est-ce si important ?
Outre l’âge et la situation générale, le troisième élément est la capacité du patient à se remettre d’une procédure de réanimation.
De quoi parlons-nous ?
Cette pneumonie induite par Covid-19 est une pneumonie interstitielle, une forme très agressive qui affecte l’oxygénation du sang. Les patients les plus touchés deviennent hypoxiques, ce qui signifie qu’ils n’ont plus assez d’oxygène dans leur corps.
Quand faut-il choisir [de continuer les soins] ?
Juste après. Nous sommes obligés de le faire. En quelques jours, tout au plus. La ventilation non invasive n’est qu’une phase transitoire. Comme il y a malheureusement une disproportion entre les ressources hospitalières, les lits de soins intensifs et les personnes gravement malades, tout le monde n’est pas intubé.
Que se passe-t-il alors ?
Il devient nécessaire de les faire respirer mécaniquement. Ceux sur qui on choisit de continuer sont tous intubés et mis à plat ventre, car cette manœuvre peut favoriser la ventilation des zones inférieures du poumon.
Y a-t-il une règle écrite ?
En ce moment, malgré ce que j’ai lu, non. Il est d’usage, même si je me rends compte que c’est un mauvais mot, d’évaluer très soigneusement les patients souffrant de pathologies cardiorespiratoires graves, et les personnes souffrant de graves problèmes coronariens, car ils tolèrent mal l’hypoxie aiguë et ont peu de chances de survivre à la phase critique.
Autre chose ?
Si une personne âgée de 80 à 95 ans souffre d’une grave insuffisance respiratoire, il est peu probable que vous poursuiviez les soins. Ceux qui présentent une défaillance de plus de trois organes vitaux connaîtront un taux de mortalité de 100 %.
Vous le laissez mourir ?
C’est une phrase terrible aussi. Mais malheureusement, oui, c’est vrai. Nous ne sommes pas en état de tenter ce que l’on appelle des miracles. C’est la réalité.
N’est-ce pas toujours comme ça ?
Non. Bien sûr, même en temps normal, nous évaluons au cas par cas, dans les services, nous essayons de voir si le patient peut se remettre d’une opération. Nous appliquons maintenant ce pouvoir discrétionnaire à grande échelle.
Ceux qu’on laisse sans traitement meurent du Covid-19 ou de maladies préexistantes ?
Dire que l’on ne meurt pas du Coronavirus, c’est un mensonge qui me rend amer. Ce n’est pas non plus respectueux pour ceux qui nous quittent. Ils meurent de Covid-19, car dans sa forme critique, la pneumonie interstitielle affecte les problèmes respiratoires préexistants, et la personne malade ne peut plus tolérer cette situation. La mort est causée par le virus, et non par autre chose.
Et vous médecins, vous arriver à endurer cette situation ?
Certains en sortent écrasés. Cela arrive au chef de service comme au nouveau venu, qui se retrouve tôt le matin à devoir décider du sort d’un être humain. À grande échelle, je le répète.
Cela ne vous dérange pas d’être l’arbitre de la vie et de la mort d’un être humain ?
Pour l’instant je dors la nuit. Parce que je sais que le choix est basé sur l’hypothèse que quelqu’un, presque toujours plus jeune, est plus susceptible de survivre que l’autre. C’est au moins une consolation.
Cela arrive au chef de service comme au nouveau venu, qui se retrouve tôt le matin à devoir décider du sort d’un être humain. À grande échelle, je le répète
Quel est votre conseil à la population ?
Restez à la maison. Restez à la maison. Je ne me lasse pas de le répéter. Je vois trop de gens dans la rue. La meilleure réponse à ce virus est de ne pas sortir. Vous n’imaginez pas ce qui se passe ici. Restez à la maison.
Y a-t-il une pénurie de personnel ?
Nous faisons tous tout. Nous, anesthésiologistes, effectuons des quarts de soutien dans notre salle d’opération, qui gère Bergame, Brescia et Sondrio. D’autres ambulanciers se retrouvent dans la salle, aujourd’hui c’est à moi de décider.
Dans la grande salle ?
C’est ça. Beaucoup de mes collègues souffrent de cette situation. Ce n’est pas seulement la charge de travail, mais la charge émotionnelle, qui est dévastatrice. J’ai vu des infirmiers de trente ans d’expérience pleurer, des personnes qui ont des crises de nerf et qui tremblent soudainement. Vous ne savez pas ce qui se passe dans les hôpitaux, c’est pourquoi j’ai décidé de vous parler.
Le droit aux soins existe-t-il toujours ?
Actuellement, il est menacé par le fait que le système ne peut pas affronter l’ordinaire et l’extraordinaire à la fois. Les traitements standards peuvent donc avoir de sérieux retards.
Pouvez-vous me donner un exemple ?
Normalement, l’appel pour une crise cardiaque est traité en quelques minutes. Maintenant, il peut arriver que vous attendiez même une heure ou plus.
Trouvez-vous une explication à tout cela ?
Je ne la cherche pas. Je me dis que c’est comme pour la chirurgie de guerre. Nous essayons seulement de sauver la peau de ceux qui peuvent s’en sortir. Voilà ce qui se passe.