“L’objectif n’était pas de décrire les choses pour les gens, mais pour Google Actu ou Apple News. La qualité éditoriale était complètement secondaire, c’est d’une tristesse sans nom : tu es là pour être une machine à ingurgiter et régurgiter des dépêches AFP mises en forme pour le site, avec des liens hypertextes internes”, décrit ainsi, à propos d’un hebdomadaire parisien, un déçu de 28 ans.
“En arrivant, on m’avait dit que je pouvais faire des papiers un peu plus longs, mais c’était marginal, même s’ils n’hésitaient pas à demander de longs papiers faits en une matinée, ce qui est infaisable”. Il travaille désormais dans le service communication d’une grande entreprise.
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Nathan Lohéac, parti enseigner en Thaïlande plutôt que d’exercer ce journalisme-là, se rappelle avec émotion la seule fois où un supérieur l’a admonesté pour avoir copié-collé une dépêche d’agence de presse sans rien ajouter ni vérifier. “Dans les autres rédactions, on t’engueule car c’est une perte de temps !”
Il se souvient encore de cet épisode lors d’un stage au Parisien : “Une rédactrice en chef a recopié devant moi une dépêche en m’expliquant que c’est ce qu’il fallait faire. Résultat, s’il y a une faute dans une dépêche, on la retrouvera partout.” Avec une logique poussée jusqu’à l’absurde, se rappelle Michael Ducousso lors de son expérience dans une “ferme à contenus” alimentant en toute discrétion les sites web de certains grands médias. “Un jour, on avait un fait divers juste à côté de la rédaction, on n’est même pas sortis, on a attendu la dépêche AFP”.
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“Quand on travaille en info généraliste, au jour le jour, il y a toujours cette obligation de remplir les journaux du lendemain”, pointe un journaliste en partance des antennes locales de Radio France après avoir gagné un concours tremplin de la radio publique. “Dans la recherche de quantité, j’ai eu l’impression de devoir un peu mettre la qualité de côté : dans pas mal d’occurrences, on finissait par choisir l’interlocuteur qui allait répondre vite ou dont on savait qu’il était efficace dans l’expression, sur des sujets où on savait pourtant parfois qu’il aurait fallu un interlocuteur plus spécialisé.”La frustration est proche chez Justin Daniel Freeman, longtemps journaliste local au quotidien régional breton Le Télégramme. “Le localier isolé doit avant tout remplir le journal. Dès qu’on s’intéresse à des choses plus pointues, comme les filières agroalimentaires, on vous dit que ce n’est pas votre domaine. On a l’impression de survoler, de passer à côté des vrais sujets, plus profonds.”
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L’ARGENT-ROI DE L’ACTIONNAIRE ET DE LA PUB
Et à la télé ? Les quelques témoins passés par les chaînes de télévision privées ne mâchent pas leurs mots, en particulier dès qu’il est question des partenariats croisés au sein de ces conglomérats médiatico-industriels. “Ce que je faisais parfois, c’était du publireportage”, déplore ainsi Gabrielle Ramain, ex d’une grande chaîne. “Un jour, je devais faire un sujet sur un spectacle de magie, on le faisait chaque année parce que c’était coproduit par la chaîne. C’était de la pub gratuite…” Chez CNews, même constat, le propriétaire Vincent Bolloré assumant d’ailleurs ces pratiques. “Par exemple, on devait écrire sur un sondage CSA tous les mardis, car l’institut appartenait également à Bolloré”, peste Lohéac. Alors journaliste à la rubrique internationale du journal gratuit de CNews, il a surtout pu mesurer l’ampleur des interférences éditoriales de son actionnaire de référence.
“Bolloré a des millions d’euros d’investissement en Afrique, alors mes sujets Afrique n’étaient jamais acceptés. Mais à aucun moment on ne vient te le dire clairement ! On te dit non sans explications au début, puis que ça n’intéresse pas les gens, alors que ce n’est pas la raison pour laquelle ils n’en veulent pas… c’est très insidieux, mais en ouvrant un Direct Matin (le nom du journal alors, ndlr) et en regardant le produit dans son ensemble, le journal va faire la promo de tel intérêt économique ou politique de Bolloré”, analyse-t-il. S’il a quitté complètement le monde journalistique pour la Thaïlande, c’est parce qu’il est convaincu que “si le journalisme se bat, en fait, il est déjà mort, et les gens qui nous lisent ou nous regardent en sont conscients”.
D’autres ont surtout ressenti l’influence des annonceurs, comme Freeman lorsqu’à 20 ans, il exerce en CDI dans un groupe de sites web d’actu automobile. “Je me suis vite ennuyé, car c’est un monde très dépendant de la publicité, alors on n’est pas complètement naïf quand on se fait offrir des voyages de presse pour des essais à la montagne, à la mer, qu’on boit des grands vins… en presse auto, on a coutume de dire que le journaliste est un SDF qui vit comme un millionnaire.”